Motion de censure : intervention de Valérie Rabault

Motion de censure : intervention de Valérie Rabault
Présidente du groupe Nouvelle gauche

Seul le discours prononcé fait foi

Mardi 31 juillet 2018

Monsieur le Premier Ministre,

Depuis le 18 juillet, l’actualité médiatique et parlementaire de notre pays a été ballotée au gré des révélations liées à ce qui est devenu l’affaire dite « Benalla ». En dix jours, les Français et nous-mêmes avons découvert, stupéfaits, qu’un conseiller du président de la République s’était fait passer pour un policier le 1er mai, frappant à terre un homme, qu’il n’avait pas été sanctionné selon les procédures prévues par notre droit, qu’il exerçait en réalité des missions dépassant largement le périmètre de ses fonctions, qu’il n’avait pas été déclaré  à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, qu’il avait en théorie subi une « sanction sévère » en étant mis à pied 15 jours mais qu’en réalité il avait continué à être rémunéré.

Si les dérapages graves de Monsieur Benalla avaient fait l’objet, dès le 1er mai, d’une sanction conforme au droit en vigueur, il n’y aurait pas eu « d’affaire Benalla ». Mais comme les faits reprochés semble avoir été couverts par des passe-droits au plus haut niveau de l’Etat, il y a bel et bien une « affaire Benalla ».

C’est donc en raison de cette affaire et de votre mauvaise gestion de cette crise que nous avons déposé une motion de censure de votre Gouvernement, Monsieur le Premier ministre. Mais c’est surtout au regard de votre conception de l’exercice du pouvoir que cette affaire a révélé au grand jour, et des conséquences qui en résultent pour notre pays, que nous demandons à notre Assemblée nationale de vous retirer la confiance qui vous a été accordée.

  1. Vous retirer la confiance, d’abord au regard du traitement cette affaire par votre majorité

La semaine dernière, lors de la séance de questions au Gouvernement, je vous ai adressé, au nom des députés socialistes et apparentés du groupe Nouvelle gauche, une seule demande, Monsieur le Premier ministre : celle de soutenir publiquement notre souhait de voir auditionnés tous les membres du cabinet du Président Macron concernés par cette affaire. Vous m’avez opposé – et je vous cite – le « principe constitutionnel de séparation des pouvoirs » ajoutant que, si vous vous prononciez sur cette question, vous risqueriez d’être accusé  d’immiscions « dans le fonctionnement de la commission parlementaire » que vous souteniez par ailleurs. Monsieur le Premier ministre, la séparation des pouvoirs ne saurait être juridiquement invoquée lorsqu’il s’agit d’inciter la majorité — dont vous êtes le chef — à appliquer la transparence qui est inhérente à l’exemplarité que vous revendiquez.

Nous connaissons la suite, mes chers collègues : la majorité a refusé ces auditions ; la majorité s’est même octroyé de manière autocratique la légitimité de décider qui serait auditionné ou pas par la commission d’enquête, réduisant notre Assemblée nationale à une chambre d’enregistrement du bon vouloir présidentiel. Face à cette mascarade démocratique, le Sénat, avec sa commission d’enquête remarquable, sauve heureusement l’honneur du Parlement. Ainsi, Monsieur le premier Ministre, en tant que chef de la majorité, vous avez failli à soutenir le cadre de l’exigence de vérité et de transparence.

  1. Vous retirer la confiance, ensuite au regard de la conception de l’exercice du pouvoir présidentiel que vous cautionnez

Monsieur le Premier ministre, « après tout, notre censure s’adresse à d’autres qu’à vous-même. Vous exécutez une politique qui vient d’ailleurs ». Ces mots, ce sont ceux de François Mitterrand défendant à cette tribune une motion de censure en 1978. Force est de constater que la motion de censure s’adresse, aujourd’hui encore — et en même temps — au chef du gouvernement que vous êtes et au Président de la République dont nous dénonçons la pratique des institutions.

Emmanuel Macron a souhaité exercer une « présidence jupitérienne ». Cela se traduit par un exercice personnel du pouvoir, faisant fi des assemblées, des syndicats, et plus largement de ce que l’on appelle les corps intermédiaires. Même la presse est désormais accusée par le Président de la République, et je le cite à nouveau, de faire preuve de « parti pris ». À l’occasion de cette « affaire Benalla », cette conception personnelle et autoritaire de l’exercice du pouvoir a d’ailleurs été abondamment commentée par la presse internationale : le New York Times évoque un « style de gestion monarchique », quand le Corriere della serra, italien, observe – et je le cite à nouveau – « la tendance du Président de la République à gérer le pouvoir avec une droiture monarchique, en renversant parfois les hiérarchies ».

L’exercice monarchique du pouvoir n’est pas, et vous en conviendrez Monsieur le Premier ministre, conforme à notre Constitution. Cette dernière prévoit en effet dans son article 21 que c’est vous, vous Monsieur le Premier ministre, qui dirigez l’action du Gouvernement, que c’est vous qui assurez l’exécution des lois, que c’est vous qui exercez le pouvoir réglementaire. Par conséquent, cet exercice doit être réel, et ne peut être placé sous la coupe d’un pouvoir aux accents monarchiques.

Or l’affaire Benalla a jeté un sérieux doute. Lorsque les faits ont été révélés, vous avez refusé de venir devant notre Assemblée nationale comme vous y invitaient pourtant l’ensemble des présidents des groupes d’opposition. Vous avez par ailleurs tacitement avalisé le renoncement du Ministre de l’intérieur, placé sous votre autorité, à saisir le procureur de la République en vertu de l’article 40 du Code de procédure pénale. Vous avez assisté en spectateur aux explications que le Président de la République a livrées aux seuls parlementaires de la majorité. Le Président de la République se comporte en chef de Parti et vous assistez, passif, à cette attaque en règle de l’équilibre des pouvoirs.

Monsieur le Premier ministre, lutter contre cette dérive monarchique suppose que les contre-pouvoirs ne soient pas entravés. À commencer par le Parlement qui doit pouvoir jouer, à tout moment, pleinement son rôle. Malheureusement, cette conception n’est pas celle qui figure dans vos trois projets de réforme de nos institutions, puisqu’au contraire, vous proposez de diminuer les pouvoirs du Parlement que ce soit en prenant plus fermement la main sur son ordre du jour ou en réduisant sa capacité à représenter les citoyens de tous nos territoires.

Vous avez enfin assisté, totalement muet, à une remise en cause de ce qu’est l’essence de notre fonction publique. Elle a vocation à « être au service de l’Etat » et à transcender les clivages politiques, afin d’assurer la continuité et la permanence de l’Etat. Avoir la tentation de la doubler, sur certains sujets, avec une hiérarchie parallèle, constitue un manquement grave.

  1. Enfin, vous retirer la confiance, parce que vous voulez remplacer « l’État républicain » par la « main invisible de Jupiter », pour reprendre les mots d’Adam Smith

Monsieur le Premier Ministre, l’Etat français n’est ni une société anonyme, ni une start-up. Pour Jean Jaurès dont nous commémorons aujourd’hui l’assassinat, « l’État aujourd’hui, surtout l’État républicain, est l’expression et l’organe de la volonté commune et de l’intérêt public. » En tant que Premier ministre, vous êtes responsable de son intégrité, de sa survie et de son impartialité à l’égard de toutes les Françaises et les Français.

Parce que l’Etat ne saurait se transformer en la « main invisible de Jupiter », Adam Smith qui considérait l’impact des actions individuelles qui concourent indirectement à « servir les intérêts de la société ». L’Etat doit être visible. Or les politiques que vous mettez en œuvre depuis un an contribuent à le rendre invisible, et peut-être même à le rendre inexistant.

Votre philosophie de l’action publique consiste à accréditer l’idée que tout se vaudrait. En banalisant le service de l’Etat, vous annihilez progressivement l’idée même de ce service de l’Etat, et par là-même, à terme, vous affaiblissezl’Etat lui-même.

  • Ainsi, par exemple, en matière de logement social, vous estimez préférable de donner les clefs de votre politique aux acteurs privés, avec comme seul objectif la vente de 40 000 logements sociaux par an. Pour y parvenir, vous n’hésitez à détricoter tous les outils de mixité sociale. Cela risque d’aggraver sérieusement la ghettoïsation de certains quartiers, au mépris de notre objectif commun : la cohésion sociale qui est inhérente à l’architecture de notre Etat républicain.
  • En matière de santé publique, vous acceptez que l’Etat disparaisse de certains territoires en actant la fermeture la nuit de services d’urgence pendant la période estivale. C’est le cas par exemple de celui de l’hôpital de Saint-Vallier, pourtant situé sur la nationale 7 qui est pendant les mois de juillet et d’août la plus fréquentée de nos routes ! Monsieur le Premier Ministre, quelle impression croyez-vous que cela donne, ne serait-ce qu’aux touristes en villégiature en France ? cela leur donne l’impression d’un Etat invisible !
  • Autre exemple : le rapport CAP 22, censé vous inspirer en matière de réforme de la fonction publique. Là aussi, les propositions sont éclairantes sur votre volonté de rendre l’Etat invisible. Le rapport propose ainsi, non pas de réformer le statut de la fonction publique, mais de manière plus hypocrite de créer les conditions pour s’en passer, ce qui revient de facto à nier les spécificités de la fonction publique. Le même rapport propose de déplacer les inspections académiques au niveau des nouvelles régions, ce qui conduit de fait à supprimer les inspections académiques dans les départements. Toujours dans ce rapport, on lit la proposition de supprimer la fonction comptable des directions départementales des fonctions publiques dans les grandes collectivités locales : ceci signifie concrètement rendre l’Etat invisible en matière de contrôle effectif des deniers publics.
  • Concernant l’enseignement cette-fois, l’invisibilité de l’Etat a été manifeste lorsque vous avez refusé de prendre vos responsabilités et que vous avez laissé les maires décider tous seuls si, oui ou non, ils conservaient les rythmes scolaires à 4,5 jours. Monsieur le Premier Ministre, cette décision incombait à votre Gouvernement, vous vous en êtes dédouané. Si vous considériez que les rythmes à 4,5 jours n’étaient pas satisfaisants, alors il fallait les supprimer pour tous les écoliers. Si au contraire, vous les considérez comme bénéfiques, et alors il fallait les conserver pour toutes et tous les écoliers de France.
  • En matière économique cette fois. Pendant l’examen de la loi de finances pour 2018, vous avez eu comme seul mot d’ordre de « libérer les énergies créatrices de notre pays ». Pour atteindre cet objectif, vous avez rendu invisible la contribution des plus aisés aux finances de l’Etat. Vous avez ainsi supprimé l’ISF, pour les patrimoines financiers, créé la flat tax, supprimé la 4ème tranche de la taxe sur les salaires, fait un chèque de 100 millions d’euros aux entreprises via un nouvel allègement des cotisations sociales sur les stocks-options. En procédant ainsi, vous espériez que la « main invisible » du capital serait créatrice de richesse. Vous espériez peut-être vous dispenser de toute action offensive pour permettre à notre pays de consolider la reprise économique et de mieux créer les conditions de réussite pour la décennie à venir. Il est d’ailleurs révélateur de constater que le fonds de 10 milliards d’euros censé financer l’innovation de rupture est devenu, au fil des mois, un fonds de désendettement de l’Etat. Cet exemple illustre à quel point vous vous êtes converti à la « main invisible » comme action stratégique au service de l’Etat.

Malheureusement, les premiers résultats ne sont pas à la hauteur de votre espérance et les Français peinent à en discerner les conséquences positives. Ainsi pour 2018, la croissance économique pour 2018 serait en deçà de vos projections, à tel point qu’un grand quotidien allemand, die Welt, titrait hier « Macron Effekt auf die Konjunktur verpufft » (l’effet Macron sur la conjoncture s’évanouit).

  • Concernant les Outre-Mer, votre politique est tellement invisible que vous les avez oublié de nombreux projets de loi, notamment la loi logement. L’exemple le plus récent est celui de la loi relative à la formation professionnelle.
  • Pour le pouvoir d’achat des Français, vous avez là aussi choisi la main invisible. Lorsque, pour boucler votre budget, il vous a fallu trouver de nouvelles recettes pour remplacer celles que vous aviez supprimées au bénéfice des plus aisés (suppression ISF, création flat tax), vous avez décidé de mettre à contribution les classes moyennes, mais sans le dire
  • Enfin, concernant la cohésion de notre pays, nous estimons indispensable que la laïcité soit notre boussole. Or là aussi, vous avez joué la main invisible, pour détricoter ce qui avait été prévu dans la loi Sapin 2 et qui visait à encadrer les associations cultuelles. En supprimant l’obligation d’inscrire les associations cultuelles sur le registre des lobbies, vous courez le risque de laisser s’installer certaines associations radicales au cœur de notre République, et ce parce que vous avez le choix de rendre notre Etat invisible et de ne pas encadrer les logiques d’influence de la sphère privée sur la sphère publique.

En conclusion : Monsieur le premier Ministre, avec cette motion de censure, nous voulons vous retirer la confiance qui vous a été accordée l’an dernier. Nous le faisons parce que nous estimons que la cohésion de notre pays requiert un Etat républicain fort, pas un Etat invisible ou encore vendu à la découpe. En préférant la main invisible à l’action publique offensive, vous faites courir un risque à notre Etat, à son intégrité, à son efficacité et à sa performance économique. Cette main invisible à l’œuvre se voit dans de nombreux domaines. Elle s’est vue bien entendu au cœur de « l’affaire Benalla ».

Ce risque est pour nous inacceptable. C’est pour cela que j’invite chacune et chacun de nos collègues à voter notre motion de censure.

 

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