Saisine du Conseil constitutionnel sur la loi ELAN

Paris, le 23 octobre 2018,

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil Constitutionnel, nous avons l’honneur de vous déférer, en application du second alinéa de l’article 61 de la Constitution, l’ensemble du projet de loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, tel qu’adopté par le Parlement le 16 octobre 2018.

  1. Sur l’atteinte manifeste au principe d’égalité, et au droit d’accès au logement des personnes en situation de handicap

Les députés, auteurs de la présente saisine, estiment que les dispositions de l’article 18 de la loi déférée portent une atteinte manifeste au principe d’accessibilité aux logements des personnes à mobilité réduite et méconnaissent, par la même, le principe constitutionnel d’égalité ainsi que les exigences découlant des alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946 en vertu desquels « la Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » et « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ».

En effet, s’il résulte d’une jurisprudence constante de votre juridiction qu’il est possible au législateur, pour satisfaire ces exigences de valeur constitutionnelle « de choisir les modalités concrètes qui lui paraissent appropriées » et notamment « de modifier des textes antérieurs ou d’abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d’autres dispositions » ou enfin « d’adopter, pour la réalisation ou la conciliation d’objectifs de nature constitutionnelle, des modalités nouvelles dont il lui appartient d’apprécier l’opportunité et qui peuvent comporter la modification ou la suppression de dispositions qu’il estime excessives ou inutiles », vous ne manquez jamais de préciser que « l’exercice de ce pouvoir ne saurait aboutir à priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel ; » (voir notamment votre décision n° 2003-483 DC du 14 août 2003 relative à la loi portant réforme des retraites).

Ainsi votre jurisprudence, eu égard aux exigences constitutionnelles résultant des alinéas 10 et 11 du Préambule de 1946, est parfaitement résumée dans les Cahiers du Conseil constitutionnel sous la décision 2003-482 DC précitée : ces dispositions mettent à la charge du législateur « non une obligation de résultat, mais une obligation de moyens ». Cette souplesse ne doit à l’inverse pas faire perdre de vue au législateur qu’il lui appartient de « choisir les modalités concrètes » afin de « satisfaire aux exigences découlant des dixièmes et onzième alinéas du Préambule de 1946 » (ibid). Ainsi, le législateur est-il libre de définir une politique de solidarité nationale en faveur des personnes en situation de handicap mais ne peut remettre en cause le principe d’accessibilité duquel dépendent les exigences constitutionnelles proclamées par le Préambule de 1946 alors qu’elles sont ici adossées au principe d’égalité. Très concrètement, comment la Nation pourrait-elle garantir aux personnes en situation de handicap « les conditions nécessaires à leur développement » ou des « moyens convenables d’existence » si le droit d’accéder à un logement ne leur était pas garanti par la loi ? C’est d’ailleurs dans cet esprit que le législateur a construit, depuis 1975, un édifice de garanties légales destiné à assurer l’effectivité du principe d’accessibilité qualifié « d’irréfragable » par le ministre lors des débats parlementaires en 2005.

Or, à la différence de la loi dite « MDPH » qui avait donné lieu à votre décision 2011-639 DC du 28 juillet 2011, il apparaît que les dispositions de l’article 18 n’ont pas vocation à introduire dans notre législation des exceptions et dérogations justifiées et circonscrites mais à remettre en cause la substance même du principe de l’accessibilité. En effet, pour reprendre les termes de votre jurisprudence, c’est « du point de vue de son économie générale », que la loi contestée porte atteinte à ce principe et donc aux exigences constitutionnelles dont il découle.

Cette remise en cause du principe d’accessibilité résulte en effet de l’article 18 du projet de loi qui aura pour effet de réduire très sensiblement la part des logements construits accessibles aux personnes en situations de handicap. Cette disposition vise à réécrire l’article L.111-7-1 du Code de la construction et de l’habitation afin de permettre la cohabitation de deux typologies de logements au sein des bâtiments ou parties de bâtiments nouveaux : les logements accessibles et les logements évolutifs. S’agissant de la construction de bâtiments d’habitation collectifs, cet article prévoit que désormais, les décrets prévus par l’article du code de la construction et de l’habitation fixeront “les conditions dans lesquelles, en fonction des caractéristiques de ces bâtiments, 20 % de leurs logements, et au moins un logement, sont accessibles tandis que les autres logements sont évolutifs”. Alors que la loi impose aujourd’hui que 100% des logements d’habitation collectifs soient construits en respectant les normes d’accessibilité aux personnes handicapées, les dispositions présentement contestées autoriseraient ainsi une régression d’ampleur de la part de logements accessibles aux personnes handicapées qui passera donc de 100% à 20%. Considérant que l’article R.111-18 précité définit comme un bâtiment d’habitation collectif “tout bâtiment dans lequel sont superposés, même partiellement, plus de deux logements distincts”, ces normes s’appliqueront principalement aux immeubles dits “R+4” et de hauteur supérieure. Or, ceux-ci ne représentent que 40% des immeubles de logements construits sur la décennie écoulée. De ce fait, les normes d’accessibilité ne concerneront plus que 8% des logements neufs. A cet égard, d’après le rapport mondial sur le handicap de 2011 de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et de la Banque Mondiale, le taux de prévalence du handicap dans la population mondiale est de 15%. Cette proportion est par ailleurs en hausse constante depuis la première évaluation en 1970 en raison du vieillissement de la population, de la propagation rapide des maladies chroniques et des améliorations dans les méthodologies utilisées pour mesurer le handicap. On constate donc qu’en faisant passer le taux de logements accessibles de 100% à 20% dans les immeubles d’habitation collectifs, le gouvernement et le législateur créent les conditions d’un stock de logements accessibles nettement insuffisant pour satisfaire les besoins actuels et futurs de la population. En cela, la loi contestée durcit de fait l’accès des personnes handicapées au logement. Cette régression résulte également de ce que le caractère général de l’obligation de construire des logements accessibles bénéficie aujourd’hui non seulement aux personnes en situation de handicap souhaitant s’y installer pour y vivre mais également à toutes les personnes en situation de handicap souhaitant simplement pouvoir y circuler pour des raisons sociales ou professionnelles.

La méconnaissance du principe d’accessibilité apparaît en outre à la lecture de l’étude d’impact du Projet de loi dans laquelle le Gouvernement met en avant le fait que dans le cadre des ventes en l’état futur d’achèvement (VEFA), le taux de recours aux travaux modificatifs acquéreur est compris entre 50% et 70% et que de ce fait, il conviendrait d’assouplir la législation en matière d’accessibilité pour répondre aux attentes des consommateurs. En suivant cette logique, le gouvernement oppose les attentes subjectives de confort des acquéreurs aux besoins objectifs d’accès effectif au logement des personnes en situation de handicap. Il inverse même la logique actuelle, où ce sont les personnes valides qui sont appelées à réaliser des travaux modificatifs de confort, avec une logique où ce sera aux personnes porteuses de handicap de supporter des travaux de mise en accessibilité, condition de l’habitabilité du logement pour eux. Ce faisant, le gouvernement fait peser une charge supplémentaire sur les personnes en situation de handicap, déjà défavorisées par leur situation, dans leur accès au logement.

Enfin, cette régression n’est nullement compensée par la création de la typologie de logements dits “évolutifs” qui représenteront donc 80% des logements d’habitation collectifs.

En premier lieu, ce dispositif, conçu comme un élément de souplesse par le législateur, risque de conduire à des discriminations par les bailleurs dans le choix des locataires au détriment des personnes pour lesquelles des travaux seraient rendus nécessaires. Dans un contexte financier difficile, tous les bailleurs – y compris sociaux – seront de fait incités à minimiser la part des locataires porteurs de handicap dans leur parc locatif pour se prémunir de travaux futurs. Au demeurant, cette mesure induira un rallongement important des délais d’attente avant d’accéder aux logements. En effet, dans le parc privé, les occupants en situation de handicap devront solliciter les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) ou l’Agence nationale pour l’habitat (ANAH). Les délais de réponse et de traitement des dossiers induiront entre 6 et 18 mois d’attente selon les départements, sans préjudice du reste à charge que devront supporter les personnes concernées. Quant au parc social, l’article 18 prévoit que les travaux simples de mise en accessibilité devront être « exécutés dans un délai raisonnable », néanmoins les délais de traitement des demandes, de sollicitation de subventions et de réalisation des travaux pénaliseront grandement les locataires en situation de handicap, alors même que ces travaux sont indispensables à l’habitabilité des lieux. Ainsi cette mesure est également de nature à rendre plus difficile l’accès des personnes en situation de handicap à un logement dans le parc social.

En second lieu, cette disposition est entachée d’incompétence négative. En effet, le Gouvernement a défini ces logements dans le projet de loi initial comme devant : “permettre la redistribution des volumes pour garantir l’accessibilité ultérieure de l’unité de vie, à l’issue de travaux simples”. Or, l’article ne prévoit aucune définition de ces “travaux simples”. Il n’existe par ailleurs aucune définition juridique pour cette dénomination, ni dans les textes, ni dans la jurisprudence. Et, lorsque l’article précise les caractéristiques de ces logements, il fixe une définition tautologique : “Les logements dits « évolutifs » sont livrés accessibles jusqu’à la porte d’entrée, y compris le séjour et le cabinet d’aisance ; la mise en accessibilité de l’ensemble des pièces de l’unité de vie est réalisable ultérieurement par des travaux simples”. Le gouvernement s’octroie donc une très large liberté dans la définition de ces travaux. En tout état de cause, les normes applicables à ces logements dits évolutifs seront sensiblement moins contraignantes que les normes actuelles. C’est d’ailleurs l’objectif poursuivi par le gouvernement. Ainsi, faute de définir de manière suffisamment précise la notion de « travaux simples », le législateur confie au pouvoir réglementaire le soin « de fixer les conditions dans lesquelles des mesures de substitution peuvent être prises afin de répondre aux exigences de mise en accessibilité ». Or, toujours selon une jurisprudence constante, vous considérez « qu’il incombe au législateur d’exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution, en particulier, son article 34 ; que le plein exercice de cette compétence, ainsi que l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, lui imposent d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques ; (votre décision 2011-639 DC cons.6). Il appartenait donc au législateur de définir l’objet des règles qui devaient être prises par le pouvoir réglementaire pour assurer l’accessibilité aux bâtiments et parties de bâtiments nouveaux. Tel n’est pas le cas en l’espèce alors même que l’interprétation de la notion de « travaux simples » pourra singulièrement varier et conduire à une accessibilité ou une adaptabilité des bâtiments à géométrie variable, portant in fine atteinte au principe d’égalité.

2. Sur l’atteinte manifeste au droit à un environnement sain, au devoir de préservation et d’amélioration de l’environnement de l’Etat, ainsi qu’au principe de précaution

L’article 1er de la Charte de l’environnement dispose que “Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé“. Ce “droit à un environnement sain”, a en outre été confirmé par vous comme “droit et liberté constitutionnels” – au sens de l’article 61-1 de la Constitution – (2011-116 QPC, cons. 5) en ce qu’il pouvait servir de fondement à une question prioritaire de constitutionnalité. Afin de préciser l’applicabilité de ce principe, vous avez de plus rappelé qu’il n’appartenait pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur les moyens par lesquels celui-ci entend mettre en œuvre ce droit de chacun à vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé (2012-282, QPC, cons. 8). Ceci signifierait implicitement et in extenso que le législateur ne pourrait édicter des règles ayant pour effets une atteinte et une dégradation de l’effectivité de ce droit et de cette liberté constitutionnels.

A cet effet, le Conseil constitutionnel a ainsi historiquement consacré une obligation négative du législateur de ne pas priver certains droits et principes constitutionnels de « garantie légales des exigences constitutionnelles » (86-210 DC, cons. 2), ce “principe de non-régression”, prend d’autant plus de sens en matière environnementale que les dérèglements climatiques, l’importance de préserver l’environnement et empêcher toute dégradation supplémentaire de celui-ci sont unanimement et internationalement constatés à travers l’Accord de Paris sur le climat du 22 janvier 2016, signé par 196 Etats, dont bien évidemment l’Etat français qui l’a ratifié le 15 juin 2016. A l’appui de ce droit à l’environnement, qui se caractériserait par un principe de non-régression, l’article 2 de la Charte de l’environnement dispose que : “Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement”, ce qui signifie explicitement que l’Etat (personne morale) a un devoir quant à non seulement la préservation mais aussi donc “l’amélioration de l’environnement”, et non à en faciliter la dégradation mécanique et certaine (voir ci-après).

En outre, en complément du principe de prévention consacré par la Charte de l’environnement à son article 3 et qui s’impose lorsque les preuves scientifiques de l’existence d’un risque environnemental sont établies, le principe de précaution, consacré à l’article 5 de la Charte de l’environnement (« Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage »), s’applique lorsque ces preuves ne sont pas apportées avec le même degré d’exhaustivité et de certitude. En effet, au titre du principe de précaution, le doute ne porte pas sur la réalisation du dommage né d’un risque avéré, mais sur l’existence du risque lui-même. Par votre jurisprudence, vous avez ainsi précisé que la nature du principe de précaution même impliquait que le Conseil constitutionnel contrôle à la fois qu’une norme législative ne contrevienne pas à ce principe, mais aussi que le législateur ait « pris des mesures propres à garantir son respect par les autorités publiques » ( n°2008-564 DC, cons. 18).

En outre, le principe de précaution consacré à l’article 5 de la Charte de l’environnement a une portée et applicabilité qui ne concernent pas uniquement le domaine environnemental strict. La lettre même de cet article 5 consacre cette portée générale puisque là où l’article 3 de cette même Charte rappelle que l’intervention du législateur est nécessaire pour l’effectivité de ce principe (« dans les conditions déterminées par la loi »), le Conseil constitutionnel a rappelé que la rédaction précise et l’absence de renvoi à la loi de l’article 5 induisent que ces dispositions : « s’imposent aux pouvoirs publics et autorités administratives dans leur domaine de compétence respectifs » ( n°2008-564 DC, cons. 18). Il convient de préciser que le Conseil constitutionnel n’ayant eu l’occasion de se prononcer, selon nos recherches, que par cinq décisions sur l’application et la portée de ce principe constitutionnel consacré par la Charte de l’Environnement ((2008-564 DC, 19 juin 2008, cons. 18, 21 et 22 ; 2013-346 QPC, 11 octobre 2013, cons. 20 ; 2014-694 DC, 28 mai 2014, cons. 6 ; 2016-737 DC, 4 août 2016, paragr. 7 et 13 ; 2017-749 DC, 31 juillet 2017, paragr. 41 et 56), la jurisprudence des autres juridictions françaises, en particulier administratives, en ce qui concerne l’application de ce principe désormais constitutionnel, peut à ce titre être un indicateur du champ d’application effectif de ce principe qui a été constitutionnalisé en 2005. En effet, alors que ce “principe de précaution”, qui n’avait alors, préalablement à l’introduction dans le préambule de la Constitution de la Charte de l’environnement, pas été reconnu par le Conseil constitutionnel comme une norme de valeur constitutionnelle (votre décision 2001-446 DC, 6e considérant qui ne l’a pas reconnu comme objectif à valeur constitutionnelle), ce principe de niveau législatif qui était initialement restreint à l’environnement (article L. 110-1) avait été progressivement interprété, par le Conseil d’Etat, comme un principe s’appliquant à d’autres domaines que celui-ci, tels que notamment la santé publique (CE, 24 février 1999, Sté Pro-nat, n°192465) ou l’urbanisme (CE, 19 juillet 2010, Association du quartier Les Hauts de Choiseul, n°328687). A ce titre, le principe de précaution aurait donc vertu à s’appliquer non seulement dans le domaine de l’environnement et de la protection de celui-ci, mais aussi dans d’autres domaines tels que ceux relatifs à l’urbanisme et la protection des populations (sécurité civile), ce en résonance avec les « calamités nationales » mentionnées à l’alinéa 12 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, ce qui apparaît aux requérants manifeste en l’espèce, le projet de loi en litige mêlant le champ législatif de l’environnement, de l’urbanisme, ainsi que nécessairement par extension celui de la sécurité civile.

La loi n° 86-2 du 3 janvier 1986 relative à l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral, dite “Loi Littoral”, partiellement codifiée et modifiée depuis lors, constitue le principal cadre juridique permettant de préserver le littoral des effets problématiques de l’érosion, des submersions marines et de l’urbanisation. Il faut rappeler en outre l’ancienneté de cette législation (issue de la loi du 2 mai 1930 sur la protection des monuments naturels et les sites) et son caractère exceptionnel, puisqu’en 1986 celle-ci a été votée à l’unanimité, et incarne donc le degré supérieur de la volonté générale faite loi par les représentants du peuple. Celle-ci assure la protection des sites remarquables et de la bande naturelle inconstructible des 100 mètres, prescrit l’aménagement en profondeur ou en prolongation des zones rurales et urbaines existantes, ce à travers notamment ses règles contraignantes schémas directeurs et les plans d’occupation des sols.

Toutefois, ses dispositions ne sont pas intégralement et pleinement effectives, et son application parcellaire. Son article 41 dispose ainsi que « Le Gouvernement dépose tous les trois ans devant le Parlement un rapport établi en concertation avec le Conseil national de la mer et des littoraux sur l’application de la présente loi et sur les mesures spécifiques prises en faveur des littoraux ». En dépit de cette obligation législative, le dernier rapport prévu par cette disposition a été déposé en septembre 2007 par le Gouvernement. Cette situation est connue par les administrés et administrées puisque selon un sondage IFOP réalisé en 2014, 91% des personnes consultées demandent sa pleine application.

Or, la situation du littoral français, étendu sur plus de 7 500 km, avec un trait de côte dont le quart recule chaque année du fait de l’érosion est particulièrement vulnérable aux dérèglements climatiques. Le rapport du climatologue Jean Jouzel « Changement climatique et niveau de la mer : de la planète aux côtes françaises », publié en 2015, indique que la montée des eaux sera vraisemblablement la cause principale de l’aggravation de l’aléa de submersion et pourra avoir des effets majeurs sur l’érosion côtière dans les prochaines décennies. En outre, d’après le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), l’élévation du niveau marin global est estimée à 20 cm depuis la fin du 19e siècle et de 50 cm à 1 m d’ici 2100 au minimum. D’autres scientifiques notamment ceux du GIEC estiment quant à eux que selon le pire scénario cette élévation atteindrait de 4 à 5 m d’ici 2100.

Ceci a pour effet d’accroître les risques sur la population humaine, par ailleurs en croissance continue sur le littoral français (études INSEE notamment sur l’augmentation de la population côtière). En effet, ce littoral concerne plus de 7,6 millions d’habitants, en métropole et Outre-mer, et les communes littorales accueillent 10% de la population française sur 4% du territoire national, auxquels s’ajoutent 7 millions de lits touristiques. Elles connaissent aussi un rythme de construction trois fois plus élevé que la moyenne nationale. En outre, les communes littorales ont une densité de population 2,5 fois supérieure à la densité moyenne métropolitaine et la croissance cette population littorale ne devrait cesser de se renforcer. Selon l’Insee, près de 40 % de la population française devrait se concentrer sur ces territoires en 2040. L’artificialisation du littoral et la destruction des écosystèmes côtiers engendrent une augmentation des risques de submersion marine. De là découlent la nécessité de préserver les espaces naturels, impérative pour permettre aux écosystèmes côtiers de s’ajuster naturellement aux nouvelles conditions climatiques, et de lutter contre l’artificialisation des sols, de même que la protection des populations désormais soumises à des risques graves et mortels accrus face aux phénomènes d’érosion côtière, de submersion marine et de montée du niveau de la mer. Ces risques se sont d’ores et déjà matérialisés, et ont atteint substantiellement les populations, l’environnement et les activités côtières et littorales (cf ci-dessous) en France.

Or, les dispositions suivantes du projet de loi constituent des régressions juridiques quant au niveau de protection actuel établi par la loi n° 86-2 du 3 janvier 1986 relative à l’aménagement, la protection et la mise partiellement codifiée et modifiée.

Il est à noter que ces dispositions n’ont pas été exhaustivement traitées et évaluées par l’étude d’impact initial du projet de loi, et pour cause elles ont été introduites par l’intermédiaire d’amendements parlementaires (du Groupe majoritaire à l’Assemblée nationale) en Commission des affaires économiques le 9 mai 2018 et modifiés en séance publique par amendements notamment du Gouvernement. Rappelons que le Gouvernement n’a pas souhaité qu’une étude d’impact spécifique soit faite sur ces nouvelles dispositions, ce en donnant des avis favorables à ces amendements en Commission et en Séance publique.

Son article 12 quinquies introduit des évolutions importantes en ce qu’il

– autorise les constructions et installations dans les dents creuses des communes soumises à la loi « Littoral » (I 2° b) ;

– Il autorise également la réduction des délais d’urbanisation des dents creuses en dérogeant à la procédure normale de révision des schémas de cohérence territoriale (I bis) ;

– seule garantie de ce dispositif, l’avis de la commission départementale de la nature, des paysages et des sites, qui est non contraignant car seulement consultatif. Il faut par ailleurs noter que ces commissions départementales sont déséquilibrées dans leur composition (au titre de l’article R341-16 du code de l’urbanisme, elles sont composées de quatre collèges, avec des représentants de l’Etat, des collectivités territoriales, des intérêts économiques locaux, et un quart seulement pour les associations environnementales). Cet avis non contraignant ne pourra ainsi contribuer à être un garde-fou suffisant pour prévenir l’augmentation des risques de sécurité civile et environnementaux liés à l’extension de l’urbanisation du littoral ;

– le I bis, le II et le III : remettent en cause l’équilibre des schémas de cohérence territoriale et autorise une dérogation à la procédure normale de révision des schémas de cohérence territoriale, ce à quoi s’adjoint dans les effets constatés de son application, à l’instar de son application actuelle, une disparité territoriale concrète dans l’arbitrage des préfets concernés quant à l’octroi ou non de l’autorisation et aux pressions considérables de fait des acteurs économiques locaux et nationaux.

Son article 12 sexies autorise les constructions ou installations nécessaires aux activités agricoles, forestières ou aux cultures marines et à leur valorisation locale en discontinuité avec les agglomérations et villages existants (article L. 121-8 du code de l’urbanisme). Ceci diminue les garanties prévues par les dispositions d’ores et déjà dérogatoires existantes pour les constructions et installations agricoles et forestières (article L146-4 du Code de l’urbanisme prévoit déjà des dispositions dérogatoires.), puisqu’elle ouvre notamment de nouveaux cas d’autorisation pour les secteurs déjà urbanisés (b) du I). Cette nouvelle possibilité de déroger à la loi « littoral » est extrêmement inquiétante, ce alors même que l’absence d’effectivité complète du contrôle de légalité sur les actes des collectivités territoriales, en particulier d’urbanisme, est patente et celui-ci sera d’autant plus diminué de par la difficulté de contrôle et la complexité d’appréhension par l’autorité administrative d’autorisations d’urbanismes qui constituent des “extensions du périmètre du bâti existant” ou d’en “modifier les caractéristiques de manière non significative”.

Son article 12 nonies modifie l’article L. 121-24 du code de l’urbanisme qui autorise l’implantation d’aménagement léger dans des espaces remarquables ou des milieux nécessaires au maintien des équilibres biologiques lorsqu’ils sont nécessaires à leur gestion, à leur mise en valeur notamment économique ou, le cas échéant, à leur ouverture au public. Il instaure de même un document de planification stratégique et prospectif à l’échelle de la Corse, qui permet de déterminer, sur le territoire des communes soumises à la fois à la loi “Littoral” et à la loi “Montagne”, les secteurs dans lesquels le principe d’extension de l’urbanisation en continuité de la loi “Littoral” n’est pas applicable. Dans ces secteurs, c’est le principe d’urbanisation en continuité de la loi “Montagne” qui s’appliquera.

– en outre, dans son I, les définitions juridiques de « de mise en valeur économique » et « d’ouverture au public » mentionnées dans cet article sont particulièrement floues de par les dérogations qu’elles peuvent permettre et constituent manifestement une incompétence négative du législateur.

– de même, dans son II. Les lois « Montagne » et « Littoral » reposent sur des principes et une philosophie concordants, tendant à lutter contre le phénomène dit du “mitage” et l’artificialisation excessive des espaces naturels. Dans les communes où s’appliquent les dispositions de ces deux lois, les dispositions de la loi “Montagne” s’effacent naturellement au profit de celles, plus strictes, de la loi “Littoral”. Il n’y a donc pas, en pratique, de superposition des normes, mais harmonisation possible par le bas qui risque de renforcer la spéculation immobilière en Corse dans des territoires soumis à des aléas particuliers, augmentant par là même les risques de sécurité civile et environnementaux afférents.

Au-delà de la diminution manifeste des garanties essentielles relatives au droit à un environnement sain et de l’atteinte manifeste au principe de précaution que constituent chacune de ces dispositions, l’économie générale de ces diminution des garanties légales d’ores et déjà présentes induit des risques d’autant plus importants que ces dispositions peuvent être appliquées de manière combinée sur un même territoire.

En effet, le cadre juridique actuel limite les constructions aux seules extensions d’espaces déjà urbanisés, agglomérations ou villages. Or avec ces nouvelles dispositions combinées, les collectivités territoriales pourraient apprécier plus librement les secteurs où la densification est permise, et donc urbaniser des zones jusqu’ici protégées. Elles auront pour conséquence directe des impacts sur l’érosion du trait de côte, la dégradation de la biodiversité, l’augmentation de la spéculation immobilière, l’artificialisation des sols, notamment. Concomitamment à la seule protection de l’environnement, elles induisent une augmentation des risques et une mise en danger des populations humaines résidant sur le littoral. En effet, la multiplication d’événements climatiques tels que la tempête Xynthia de 2010 particulièrement dévastatrice (59 morts et plus de 1,2 milliards d’euros de dégâts), les tempêtes de fin 2013 et début 2014 et tout récemment encore l’ouragan Irma, rappellent que les zones concernées par ces dispositions sont soumises à des risques supplémentaires de par l’accélération des dérèglements climatiques.

En conséquence, ces dispositions du projet de loi, à la fois prises isolément et conjointement, constituent une atteinte manifeste au droit à un environnement sain, au devoir de préservation et d’amélioration de l’environnement de l’Etat, ainsi qu’au principe de précaution, et sont entachées d’incompétence négative sur les points ci-dessous soulevés.

 

 

 

 

CONCLUSIONS

 

En définitive, les députés signataires demandent au Conseil constitutionnel de se prononcer sur ces points et :

– A titre principal, de déclarer inconstitutionnel ce projet de loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique ;

– A titre subsidiaire, de déclarer inconstitutionnels les articles qui ont méconnu spécifiquement les dispositions visées.

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